SpringInsideCHARLEVILLE, 2006 Rares sont les rayons de soleil qui parviennent à se faire une place au travers des planches, toutes marquées par le temps, de cette grange de campagne. Située à sept cent kilomètres à l’ouest de Brisbane, là où les propriétés privées sont toutes espacées de plusieurs centaines de mètres, parfois des milliers même, cette ancienne bâtisse en bois composée d’une grande et unique pièce possède cette atmosphère si typique des plus beaux greniers rustiques. Contrairement à d'autres granges du voisinage, celle-ci ne comporte pas du bétail, seulement des amas de foin ici-et-là, éparpillés jusqu’en hauteur, sur cette petite mezzanine accessible grâce à une échelle.
Lorsqu'une voix à la fois abrupte et aigüe s'élève depuis l’extérieur, l’atmosphère intérieure s’incommode.
“Alix ! Le souper est prêt !” La jeune fille, quant à elle, se trouve dans une situation délicate et aussi, disons-le, inédite.
“Ta mère n'aime jamais attendre” Murmure une voix tiédie, entre deux baisers gourmands. Pour avoir presque toujours été considéré comme un garçon de la famille à part entière, Tristan le sait bien que l’imposante Vera a horreur de patienter pendant des heures, le temps que sa fille fasse apparition. Mais le faire remarquer ne lui donne pas plus envie de libérer la jeune fille coincée sous son poids, là, sur la paille froissée par leur tout premier ébat.
“Oh ne l'écoute pas, et fais-le” s'enquit la plus fragile, en apparence. Le petit air insatisfait d’Alix le laisse penser qu'elle s'en fiche, elle aussi, de l'appel de sa mère, qu'il a le feu vert pour continuer ce qu'il croit avoir si bien commencé. Depuis le temps qu'elle le fait miroiter, avec ses petits jeux mutins, ses airs inaccessibles d'adolescente farouche, la voici enfin sans la moindre armure, sans la moindre carapace, presque entièrement à sa merci. Le grand Tristan, proche de la majorité, a deux ans de plus qu'elle et n'en est pas à sa première fois, contrairement à la jeune Springfield, tout juste âgée de quatorze ans. Elle pourrait avoir peur de se lancer dans une telle entreprise, surtout si l'on sait que son cœur n'est pas conquit, lui. N'importe quelle femme un tant soit peu clairvoyante le comprendrait en la regardant se comporter si machinalement avec ce garçon. Car oui, la triste réalité est là ; ce qui devrait être un moment magique n'est autre qu'une expérimentation, un moyen de franchir enfin cette étape de vie dont toutes les filles de sa classe parlent tant et dont toutes, surtout, s'extasient autant. Parmi la dizaine de garçons qu’elle côtoie, même le plus populaire Jack Hunter, de par sa belle gueule et son charisme indénible, ne fait ni chaud ni froid à Alix. En fait, peu de garçons font de l'effet à Alix et ça, ça la préoccupe un peu…
Pourtant, c'est dans les bras réconfortants de Tristan, on ne peut pas lui enlever ça, qu'elle décide de franchir le cap de la première fois. Sans doute parce qu'elle a confiance en lui, et peut-être parce qu'elle a la naïveté de croire que ça pourrait la “changer”, transformer cette étrange partie d'elle-même qui ne fait pas écho aux émotions fortes de ses copines.
Triste illusion, malheureusement, qui ne lui procure que douleur et pire, ce sentiment de ne pas être à sa place, d'étouffer, de se détruire à feu vif. Elle qui en était à le presser de s'exécuter il y a à peine quelques minutes en vient à le repousser, lui exigeant alors de se retirer derechef. Et sans un mot, la jeune fille se rhabille à la hâte face à un Tristan désemparé. Sans un mot... ou presque, elle s’échappe. Quand elle pose un premier pied sur l'échelle pour redescendre, elle lui adresse malgré tout un dernier regard, et puis...
“C'est pas contre toi… Toi et moi... Enfin tu sais, on n’on aurait pas dû.” Sa voix est emplie d'une drôle de nonchalance mêlée à une pleine assurance, parce qu'avec elle c'est toujours naturel d'équilibrer les choses, et son ami lui n'a rien de certain, dans l'instant présent. Lorsqu'elle disparaît pour aller retrouver sa mère et ses deux frères, Alix ne réalise pas qu'elle vient de briser un premier cœur.
BRISBANE, INTERNAT PENFORD, 2007-2010 Vera et Martin Springfield ont toujours eu vent des frasques de leur unique fille. A côté d’elle, leurs deux fils aînés Sebastian et Henry étaient proches de l’exemplarité. Mais ils étaient des garçons eux, et de fait ils n’avaient pas grand chose à prouver. Rien qu’il ne faille aller déraciner à mains nues dans la terre. Forcément, quand on naît avec les cartes du sexe fort en main, ça facilite les choses. Et chez les Sprinfield, dans cette campagne si retirée du Queensland, les idées vont avec le côté arrieré des personnalités. Ici, les hommes valent d’être écoutés et admirés. Quant aux femmes elles sont bonnes pour leur apporter le soutien dont ils ont tant besoin et pour s’occuper du foyer, avec toutes les tâches ingrates que cela comprend. Depuis qu’elle a atteint ce qui correspond plus ou moins à l’âge de raison, Alix a toujours essayé de se battre pour se faire entendre de ses parents, pour que sa voix ait une valeur en plus d’un sens. Cela n’a jamais été simple et cela lui a coûté des larmes, des cris, des violences bien malgré elle. Aux yeux de sa famille, elle n’était ni plus ni moins que “la gosse révoltée”, à vouloir autant se rebeller contre le monde. Mais quel monde !L’envoyer en internat a été une porte de sortie. Pas forcément la meilleure, mais au moins, cela lui a permis de s’éloigner de sa famille. Si elle n’a vu que le positif dans cette échappée à des centaines de kilomètres de chez elle, ce ne sera que bien plus tard qu’elle soupçonnera ses parents de l’avoir envoyée à Brisbane de bon coeur, satisfaits de se débarrasser enfin de cette enfant à problèmes… Enfin, bien avant ça, elle a eu l’opportunité de goûter à cette liberté de pouvoir être qui elle était vraiment. Plus de corvées injustes à faire, plus de regards méprisants sur elle ou tout du moins il ne se fondait plus sur les mêmes torts, plus de faux semblants car c’en était trop pour elle.
C’est durant ces années-là qu’elle comprit qu’elle aimait les filles. Elles, seulement elles. Pas ces idiots de garçons. Emily fut la première à goûter aux lèvres d’Alix. La première à fondre face aux mystères séduisants de la jeune Sprinfield. Sa première fois avec une fille ne tarda guère à arriver, quelques mois à peine plus tard, à l’âge de seize ans, presque dix-sept ; et de Cassandra, Alix s’en souviendra certainement longtemps. Le contexte n’y était pas pour rien. L’idée de devoir s’échapper de la chambrée durant la nuit pour aller retrouver l’autre, sous ses draps, à l’abri des regards des autres filles. Evidemment, pour le côté dramatique, il fallait que l’une d’elles ne dorme pas. Qui plus est, qu’elle s’affole et s’indigne de voir ce genre de choses, assez pour aller s’en plaindre à la direction. Mais Alix n’en serait pas à ses premiers avertissements, de quelque nature que ce soit. Elle s’en amuserait même, de par sa maturité et sa capacité de recul relativement forts pour son âge.
BRISBANE, 2015 “Pourquoi ce nom “Devilish Dear” ?” Demande ce jeune journaliste local, pour sa toute première interview.
“Parce que j’ai du mal à percevoir ce qu’il y a d’angélique chez moi. Par contre...” Alix sourit et une lueur vient éclairer ses yeux sombres pour aider à la compréhension du jeune homme en face d’elle.
“Nous sommes quatre dans la bande et les initiales de nos prénoms se retrouvent dans Dear, ce qui était plutôt sympa.” Finit-elle par dire, avant de boire une gorgée de la bière qu’on lui a généreusement offert avant de débuter l’interview. L’ambiance dans ce café est complètement intimiste, quant à la population, elle est plutôt proche de la trentaine. Mais surtout, à l’écoute de cette jeune artiste qui malgré son court vécu dans le monde du spectacle, en a déjà suffisamment dans le ventre pour créer la curiosité.
“Tu composes, joues de la musique et chantes depuis quelques années déjà, mais tu fais tes premiers pas dans ce monde du showbiz. Qu’est-ce qui t’a donné envie d’être dans la lumière ?” Elle fronce légèrement les sourcils, déjà prête à rétorquer.
“Ce n’est pas la lumière qui m’attire, pareil pour mes amis.” Dit-elle en mentionnant les autres musiciens de son groupe.
“Au contraire, même. Ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas le genre à aimer être au centre de l’attention. C’est la passion, et l’envie de partager ces émotions fortes, qui nous a conduit sur la scène. Pas l’exposition, pas l’argent. On travaille à côté, et on aime notre vie comme ça. Enfin j’veux dire, ai-je vraiment une tête à devenir star du showbiz ?” C’est demandé avec un mélange de modestie, d’humour, de réserve, et quelques rires se font entendre par ci par là. Alix n’est pas une fille extravagante, elle ne l’a jamais été et ne le sera jamais. Ses philosophies de vie sont assez sobres bien qu’elle n’ait jamais eu sa langue dans sa poche, pour quoi que ce soit.
“Puis-je te demander quelles sont tes sources d’inspiration ?” Enfin une question intéressante, songe-t-elle.
“La vie. Les humeurs et les sentiments. Les gens. Les expériences… Tout, en fait. La musique est le plus beau moyen de tout se dire.” “L’amour ?” Elle tique. Et son regard se désoriente. Du journaliste à l’air malicieux jusqu’à cette personne, au milieu de la foule, dont le regard vif et gourmand lui rappelle qu’elle n’est pas venue seule. Son cœur se met à battre un peu plus fort, comme chaque fois qu’elles échangent ce regard complice.
“Je ne l’ai pas déjà dit ?” Répond-elle alors, presque prise au dépourvu. Mais faut-il le dire, que l’amour pour Alix, c’est la vie ?
BRISBANE, ÉTÉ 2017 “Je suis désolée, Alix...” Quatre mots qui se répètent à l’infini, ou presque. Quatre mots qu’Alix ne voudrait plus entendre. Si seulement elle pouvait s’enfuir de cette cérémonie macabre, aller se cacher dans ce lit qui possède encore son odeur… seulement ça et rien d’autre.
“Ruby était une fille tellement pleine de vie. Mais la vie, elle est mal faite...” Alix ne sait pas vraiment. Elle ne sait plus. Elle a pourtant l’habitude de mordre la vie à pleines dents, qu’importe ses malheurs qui viennent l’importuner, qu’importe les coups de mou. Elle est plutôt positive et optimiste mais la perte de Ruby contrecarre cette joie de vivre qui a toujours été plus forte que tout. Ruby, c’était cette femme philanthrope artiste de presque trente ans qui avait réussi à canaliser les énergies variables d’Alix. C’était celle avec qui elle aimait discuter de tout et de rien pendant des heures, celle avec qui elle avait passé ses plus belles nuits, celle avec qui avancer dans la vie se faisait tout seul, sans appréhension. Trois ans de relation. Rien de bien incroyable pour toute personne étrangère à leur couple. Mais pour Alix, cela avait été un tout. Une entité précieuse à laquelle elle s’était donnée entièrement, comme jamais elle ne l’avait fait. Et qui sait, si elle réussirait de nouveau à laisser quelqu’un entrer dans sa vie, sans craindre les douleurs si déchirantes de la perte, quelle qu’elle soit ?